La Noël dans l’île (paru dans Le Monde le 24 décembre 1968)

, par Collioure

Cela se passait au temps disparu des Lothingiens.

L’Histoire a oublié cette histoire. Éternel fléau, car les peuples meurent toujours sans révéler ce qui fut l’essentiel d’eux-mêmes. Mais je connais la parade : les fleuves charrient les épaves du passé, leur langage heurte le poète rodant sur les rives et livre à l’audacieux les testaments interdits.

Les bateliers

remontant la Vislane ôtèrent respectueusement leurs bonnets.

Sur l’éperon rocheux qui achève l’île, tel un capitaine sur la passerelle de son vaisseau, Norbert, roi des Lothingiens, dressait contre le ciel d’encre sa silhouette désolée. Chaque soir de cet automne lugubre, qu’il pleuve ou qu’il vente, ils le rencontraient à la même place, marchant de long en large, jamais ne paraissant les voir. Ce soir-là, ils le trouvèrent plus agité encore que de coutume. Quand ils l’eurent dépassé, ils ne purent s’empêcher de tourner la tête pour le regarder encore une fois, puis ils se hâtèrent de carguer leurs voiles.

Norbert s’arrêta. Sa main se crispa sur la pierre. Un caillou se détacha de la masse rugueuse et tomba lourdement. D’immenses rides se formèrent à la surface de l’eau ; enfin elles s’évanouirent.

L’avenir n’était qu’une menace : depuis l’ascension au trône de Norbert, les Lothingiens avaient attendu, avec une inquiétude puis avec une irritation croissante, que le souverain assurât sa loyale succession en ayant un fils. Mais un génie malfaisant frappa de stérilité les trois princesses à qui il offrit successivement la couronne. Pour répondre aux vœux du peuple et de la cour, il les répudia, mais ces séparations successives lui causèrent un tel chagrin qu’il remit à plus tard un nouveau mariage. Dans sa dévotion, il se persuada qu’un signe céleste lui ordonnerait d’agir quand Dieu daignerait exaucer ses vœux. Puis ses cheveux avaient blanchi...

Les Lothingiens crurent comprendre qu’un sort avait été jeté sur leur ville et, de désespoir, eurent recours aux sortilèges. Ils choisirent les jeunes gens les plus vertueux et les envoyèrent consulter tous les mages dont la renommée était parvenue à leurs oreilles. Les uns mirent la voile vers les terres ultimes du Nord, perdues dans la brume et dans les mers tempétueuses dont nul portulan n’indique les courants et les marées. D’autres s’engouffrèrent dans le redoutable sous-bois des forêts de Ménangie ; d’autres sillonnèrent les déserts du Sud où, racontait-on, les sorciers noirs avaient le pouvoir de décrocher les étoiles du ciel ; d’autres enfin, les plus audacieux de tous, partirent sur leurs modestes barques de pêcheurs vers le Couchant, décidés à atteindre les limites du monde.

Ceux-là ne revinrent jamais de leur voyage, mais l’audace des autres eut sa récompense. Ils rapportèrent mille recettes étranges, dont plus d’une parut répugnante aux Lothingiens. Toutes néanmoins furent essayées : les enfants égorgés dans les bois sur les tables de silex, les danses frénétiques, les prières, les philtres, les incantations, les envolées de flèches contre le ciel, tout fut vain. Maintenant la colère même était morte et l’angoisse seule régnait sur la ville.

Tout dormait. Le roi pencha la tête vers le fleuve et ses lèvres malgré lui ébauchèrent une supplication.

Le temps se brisa. Trois images souriantes se peignirent à travers les eaux glauques. Norbert les reconnut sans peine et sans peine il comprit que le destin venait d’accepter son rendez-vous.

L’eau se troubla. Les fantômes disparurent. Quand Norbert se retourna, il était seul et les feux des pêcheurs s’allumaient sur les rives. La nuit était tombée.


Le lendemain matin,

les trois personnes dont le miroir du fleuve avait renvoyé l’image attendaient le roi dans la salle du Conseil, quand il y pénétra. Leur attitude en présence du souverain traduisait leur embarras et leur crainte, car il ne s’agissait ni de grands officiers de la Couronne, ni même d’échevins, mais simplement d’un page du roi, le plus fougueux de tous et le plus cher à Norbert, du maître jardinier et d’un professeur de musique nommé Melchior. Néanmoins, quand le roi leur annonça son intention de leur demander conseil, la fierté sur leur visage remplaça la crainte et leur regard se raffermit.

Incontestablement, de ces trois personnages le plus mystérieux était Melchior. On eût dit un vieillard que la mort aurait oublié de faucher. Le visage n’était fait que de rides, mais le regard concentrait toute la puissance vitale de l’homme et brûlait qui prétendait le soutenir. Une robe de bure le vêtait, mais son port était altier, malgré l’âge. Melchior habitait seul dans une hutte de branchages plantée au bord de la Vislane, soumise à tous les vents. Il dormait sur la terre battue et refusait obstinément les pauvres litières que les paysans lui offraient et, avec la même fermeté, les riches draperies que les grands seigneurs lui faisaient parvenir. On ne lui avait jamais connu de famille, mais pour les Lothingiens de tout rang c’eût été grande honte de ne le point recevoir chez soi, et un couvert lui était réservé dans chaque maison. Riche ou pauvre, on se réjouissait de l’avoir à sa table, car à chacun il parlait son langage, discutait le train des affaires, caressait les enfants. Lorsqu’un indiscret s’enquérait de ce qu’avait été sa jeunesse, il était intarissable, mais ne racontait jamais deux fois la même histoire, si bien qu’on avait renoncé à l’interroger et que l’on s’était résigné à conserver dans son intimité un être entouré de mystère.

Melchior n’était d’ailleurs nullement un parasite, pas même l’un de ceux qui donnent l’apparence d’enrichir par leurs propos plus qu’ils ne reçoivent en nourriture et font retraite sous les remerciements du maître de maison. Il exerçait un métier noble entre tous : dans cette cité, dont les ruelles entendaient plus de sanglots que de rires, dont les toits cachaient bien des querelles, dont les habitants se révélaient tour à tour, au gré des circonstances, loyaux ou félons, ladres ou généreux, lâches ou braves, au-delà de tous les clans et de toutes les intrigues, Melchior apportait l’harmonie. On avait l’impression confuse que, s’il était parti, quelque chose d’essentiel à la communauté aurait éclaté en morceaux. Rien d’extraordinaire à son activité pourtant : il ne déchiffrait pas de grimoires, il ne pratiquait ni la magie, ni la cabaliste, ni l’alchimie, il ne prononçait pas de prêche. Il enseignait la musique.

Le centre de sa vie, le lieu d’où sa puissance irradiait sur la cité, était la salle voûtée du château, sous la tour chaperonnée. Du lever au coucher du soleil, il dirigeait l’exécution de chants du terroir, tout aussi bien que d’autres, inconnus des Lothingiens avant son arrivée.

Quand les enfants atteignaient l’âge de raison, les parents leur enlevaient des mains toupies et jeux de cubes et les conduisaient auprès de Melchior. Celui-ci accueillait avec un bégaiement attendri, un peu déconcertant, le nouveau venu, puis il remontait à son pupitre. Et le sortilège commençait, brutalement. La grande horloge bourdonnait, les chœurs reprenaient avec une ferveur accrue, tout parlait vertige et l’enfant, étourdi, ému, émerveillé, battait des mains et mêlait bientôt sa voix à ce concert d’anges qui apprenaient à devenir des hommes.

Pour l’instant, Melchior se taisait, les mains jointes sous ses larges manches, les yeux clos, lointain.

Le page répondit au roi :

« Norbert, je croyais avoir un secret, mais je vois que tu le possèdes. Lis-tu dans les regards ou dans les boules de cristal, puisque tu daignes me consulter ?

— Non, dit le roi, c’est plus étrange. Dis-moi tout.

— Mon aventure ne date que d’hier soir et ce que j’ai vu n’a pas depuis quitté mes yeux une minute. J’entends encore battre de grands coups dans mon cœur.

Quelques instants avant que le soleil ne s’enfonçât à l’horizon, je dessellais ta jument isabelle quand, comme poussé par une main très douce, je levai les yeux et j’aperçus entre les chênes un arc-en-ciel éblouissant comme l’aurore. On eût dit un doigt tendu vers les montagnes qui bordent ton royaume et j’y vis aussitôt un message céleste désignant le séjour de ton fils. »

Un éclair de joie barra le visage de Norbert.

Les trompettes appelèrent le peuple à la recherche du petit être qui devait lui apporter la paix.


Ce fut une épopée

bien troublante que l’expédition dans les montagnes. Au début, l’allégresse et les clameurs de tous. Un vent de folie embrasait les âmes. Les plus taciturnes commentaient avec passion les événements, les plus sceptiques se précipitaient avant tous les autres, abandonnant leur échoppe ou leur barque, sans même prendre souci de leur subsistance du lendemain, comme proies d’une fascination. Les campements qui s’élevèrent en hâte les premiers jours ne suffirent plus bientôt et les bourrasques de la nuit se déchaînaient librement sur les gueux qui n’avaient pu trouver place à l’intérieur.

Les semaines passèrent et la souffrance.

Norbert n’écoutait pas les plaintes. Il ne sentait pas sa fatigue. Il était possédé par sa révolte, par sa rage. Autour de lui, les feuilles tombaient.

Quand novembre fut venu, Norbert se résigna, et les Lothingiens s’en revinrent de cette terre promise qui ne les avait pas reçu. Dans les visages burinés par la faim et le froid, les yeux saillaient la détresse et la fièvre. On se montrait cependant du doigt le souverain, descendant de sa monture pour consoler les plus affligés, et l’on admirait quelle force divine le soutenait et le poussait en avant parmi de si terrible épreuves. Car si tous se croyaient condamnés, Norbert se souvenait des deux autres apparitions renvoyés par le miroir de la Vislane et, à peine descendu de cheval, il les convoqua au château.

Le maître jardinier, dont l’émotion rendait les joues et les oreilles aussi écarlates que les coquelicots des champs, demanda la parole. Son langage était rude et rapide comme celui des bateliers.

« Norbert, l’heure est grave, et les pleurs se répandent sur les visages. J’ai mon idée. Elle n’est pas tombée du ciel. » Et il eut un mauvais sourire d’ironie à l’intention du page. « Non, elle m’est venue tout simplement l’autre jour, au pied des remparts, tandis que je taillais les rosiers de roses rouges que tu aimes tant. Quel asile plus doux et plus sûr, me disais-je, qu’un bouton de rose fraîchement éclos. Celui que nous attendons n’est-il pas caché là, tout près de nous, reposant en une ombre chaude, attendant le berceau de ses pères, que les servantes soupirent de voir vide ? »

La cavalcade ardente recommença.


Les roses

n’avaient jamais rêvé d’un aussi grand amour. Acceptant enfin leur invite secrète, les hommes murmuraient à leur adresse de bouleversantes oraisons. Aucun désormais qui ne fût dévoré de cette flamme. Mais si le branle-bas emportait dans les campagnes les plus hauts personnages de la Cour comme les plus humbles artisans, on hésitait, le moment venu, comme devant un sacrilège, et on laissait faire les enfants.

Et les fleurs comprenaient, elles s’entrouvraient doucement d’elles-mêmes, mais pour n’offrir alors aux regards déçus que d’autres variétés infinies de nuances et d’autres lits de prince moelleux, mais inhabités. Parfois même un accident survenait. Les roses voulaient-elles rire ou se venger ? Sans que rien ne le laissât prévoir, leur parfum se répandait brusquement au détour d’une clairière, l’on perdait le souvenir et l’on tombait dans la mousse fraîche.


Cette fois,

Norbert eut très vite l’intuition que les échecs passés n’étaient qu’étapes nécessaires et, dès que sa conviction fut faite, il fit appeler Melchior.

Il n’y avait d’ailleurs plus de temps à perdre. Les attroupements sur le parvis de la cathédrale et devant le château, la colère des femmes, le silence des enfants, les murmures rauques des vieillards, la lividité des visages, l’air lui-même, plus accablant que par un orage d’été, tout annonçait l’émeute. Aussi les battants des portes restèrent-ils grands ouverts, afin que tous puissent eux-mêmes s’entendre dicter la voie du salut.

Ils s’engouffrèrent dans les longues galeries entre les portraits impassibles, tourbillonnèrent dans les spirales des escaliers de marbre, gémissant, hoquetant, grondant et, parvenus en haut du donjon, débouchèrent dans la salle du trône, resplendissante de torches. Norbert attendait, immobile. Alors ils s’arrêtèrent.

Soudain, ceux qui étaient devant, à toucher le roi, sentirent le sang affluer à leurs tempes. Le frémissement qui passait en eux leur apprit que l’allégresse ou le deuil allait naître. Les valets s’écartèrent ; tous retinrent leur souffle. Melchior était là.

« Norbert, dit-il, je viens ravager tes derniers espoirs de quiétude, mais je t’apporte l’espoir. Nous avons à livrer la plus redoutable des batailles. La mission de te donner un fils revient aux enfants du royaume. Mais leurs yeux doivent pleurer leurs dernières larmes, la passion de pureté brûler leurs âmes, afin que de leur gorge s’élève ce "la" que jamais les hommes n’atteignirent et dont j’ai formé le rêve. Alors ton fils naîtra. »

En un éclair, ces hommes et ces femmes, de tout rang, comprirent leur faiblesse. Ils étaient trop frêles pour le tournoi de la beauté et de la mort. Il leur fallait abdiquer, remettre tout entre les mains du chef, devenir une marionnette heureuse, et tous ils firent tout cela au même instant.

Melchior donna ses ordres. À partir de la minute présente, tout homme qui, dans un rayon de deux lieues autour des remparts, chanterait ou sifflerait, serait passible du supplice de la roue. Sous peine de destruction immédiate, aucun instrument de musique, si raffiné soit-il, ne devait quitter son étui. Nul son impur ne devait en effet gêner la venue de la note dorée. Ceux que leur âge n’appelait pas dans les chœurs étaient tenus de fleurir la salle de musique, afin que l’air même y concourût à faire oublier la laideur du monde.

Il n’y eut pas un mot d’ajouté. On se sépara et chacun rassembla ses forces. Dès lors, toutes les pensée du royaume convergèrent vers le même lieu.


Novembre,

puis décembre s’accomplirent dans la fièvre générale. La dernière épreuve allait-elle décevoir encore les enthousiasmes ? Les Lothingiens allaient droit devant eux avec la sûreté des somnambules. Les paysans ne voyaient plus comme autrefois Norbert donner de l’éperon vers ses chasses et leur tête se baissait avec plus de peine sur les labours.

Les enfants avaient abandonné leurs jeux et leur gravité faisait frissonner les grandes personnes qui risquaient un œil dans la salle. Leurs regards ne pouvaient se détacher des mains de ce guide mystérieux, raidi et dressé sur sa chaire comme face à un tribunal, et ils ne désespéraient pas, à force de souffrir, de le satisfaire un jour.

Et c’était de grandes brassées enivrantes que l’on déposait à l’aube sous les voûtes, tandis que les enfants, encore mal éveillés, gagnaient leur place, écarquillant les yeux à la vue de tant de cierges qui, s’allumant les uns après les autres, tuaient peu à peu l’ombre froide de la nuit.


Enfin Noël approcha.

Melchior ne quittait plus son pupitre. D’ailleurs sa présence suffisait désormais pour animer le chant et sa bouche ne s’ouvrait que pour consoler quelque petite fille chancelante de fatigue. De temps à autre, des pages venaient aux renseignements de la part du roi. Mais les sanglots étouffés dans tous les rangs leur apprenaient, mieux que tout discours, que violence n’était pas encore faite à l’impossible, et ils revenaient vers le prince la tête basse.

La nuit de Noël, le froid fut terrible. Des hordes de loups, jaillis des forêts, couraient la plaine, tandis que, sous le poids de la neige, les branches des arbres s’inclinaient en grandes courbes.

Cependant le peuple tout entier se dirigea vers la ville. Dans le cortège l’opulence côtoyait la misère, les pelisses d’hermine, les haillons. Le claquement des fouets et le piétinement sec des sabots sur la glace rythmaient la chanson des vieux mendiants, trébuchant à chaque pas, mais qui ne sentaient rien. Dans le ciel bas, une corneille égarée lançait parfois son croassement, puis les rafales l’emportaient vers le sud.

Dans la salle à musique illuminée, Melchior était inlassable. Les vieilles femmes qui disposaient les bouquets joignaient les mains de ravissement au spectacle de tant de prouesses dont les gens sensés n’osaient encore attendre la défaite absolue du mal. Seules, quelques-unes d’entre elles prétendirent plus tard avoir vu le vieillard fléchir à maintes reprises sur ses jambes...

Au cadran de la grande horloge, il est minuit moins une. Malgré tous les conseils, le roi a quitté la salle du trône et prie à genoux. Son peuple est là et le bourdonnement hostile assiège ses oreilles. Ils ne peuvent plus attendre ! Ils sentent la tempête monter. On a peur. Les nerfs sont tendus à se rompre. On voudrait que tout chavirât. On voudrait hurler, on voudrait faire gicler le sang hors des bouches et néanmoins on est prêt à rire, d’un rire encore inconnu.

Comme le balancier se levait pour sonner le premier coup de minuit, une note exaltante s’éleva. Nul ne dira jamais de quelle bouche elle sortit, car les assistants, pétrifiés, fermèrent les yeux dans l’extase.

Quand ils revinrent à ce monde, ils crurent Melchior endormi. Ils voulurent crier, mais leur langue était nouée dans leur gorge. Des gardes du corps s’avancèrent pour éveiller le vieillard, mais ils s’aperçurent qu’il ne respirait plus. Machinalement, ils écartèrent les plis du manteau que ses bras, par-delà la mort, maintenaient fermés. Un enfant y souriait.

Les brumes d’antan s’effacèrent.