Ce fut notre dernier rendez-vous

, par Collioure

Nous entrâmes dans une taverne.

Tous les étages portaient des jardins garnis de fleurs inconnues et d’oiseaux silencieux. La brise et le végétal envahissaient par les fenêtres grandes ouvertes et les lianes jouaient de nos corps.

Plusieurs d’entre nous plongèrent dans les vastes aquariums que portaient les terrasses, enlaçant les poissons à tête d’homme qui filaient comme des torpilles dans un tourbillon de couleurs flamboyantes. Des danseuses virevoltaient aux accents barbares d’un tambour, la jupe traçant en l’air d’immenses cercles, la poitrine follement tendue.

Nous aperçûmes au fond d’un salon des loges entourées de rideaux de bambous. Elles étaient tapissées d’estampes et éclairées par des vitraux dont les personnages de plomb se mouvaient lentement, déplaçant avec eux une ombre inquiétante. Sur de petites tables en laque noire étaient disposés des pipes, des vases de bronze et de porcelaine, des cassolettes, des aiguières, des coupes débordant d’un liquide écumeux et une foule d’autres instruments dont le nom nous échappait mais dont nous devinions l’usage dans l’alchimie du plaisir.

On ne voyait pas de femmes dans les loges. Mais quand nous nous allongions sur les divans, nous sentions toujours l’une d’elles, frémissante, se serrer contre notre poitrine et glisser à notre oreille de langoureuses invites. Nous résistions d’abord, puis les deux mains, celle du guerrier et celle de la courtisane morte, se rejoignaient dans de furtives étreintes.

Nous étions déçus. Nous redoutions de choir de notre virile hauteur. Parvenus à ce monde si longtemps rêvé, nous désirions déjà le coup de fouet qui nous chasserait vers un nouvel inconnu.

J’eus brusquement la sensation d’un complot tramé contre moi. D’absurdes démons pour que ma vie s’anéantisse, devienne semblable à une valse où l’on tourne stupidement jusqu’à tomber sur les genoux et mourir. Je n’étais pas dupe. Je me savais dévié de mon pèlerinage intime. Mais où me tourner ? Tous les opiums des deux univers pouvaient-ils me faire oublier l’abîme que j’étais à moi-même ?

À cet instant, je compris que le destin avait accepté mon rendez-vous. Un homme grand et maigre, masqué et vêtu de rouge comme un bourreau, était penché sur un immense échiquier de verre. Sans lever la tête vers moi, il me proposa d’une voix neutre de jouer avec lui une partie dont je fixerais moi-même l’enjeu.

Dès lors, tout alla très vite. Avec une sûreté magistrale je dédaignai les coups les plus fameux jadis enseignés par mes maîtres. L’homme rouge s’énervait, tordait entre ses doigts un long fouet semblable à un serpent pour mon regard halluciné.

Mais une pièce fut poussée sur l’échiquier et l’échiquier s’éclaira, m’aveugla et tout fut effacé.

Quand je rouvris les yeux, les décors trompeurs avaient disparu. Seul restait l’homme rouge, qui murmura :

— La reine.

Et partit comme un nuage.

Elle me dévisagea lentement, curieusement, tandis que je retenais mon souffle, bouleversé, humilié, extasié.

Au bout d’un long moment, j’osai jeter sur elle un regard à la dérobée et vis ses lèvres palpiter vers un invisible dieu. Mais elle prolongeaient le silence, comme s’il lui révélait mon être intime mieux que toutes les paroles, et, peu à peu, violemment rejeté vers moi-même, je sentais de jeunes forces monter en moi, inattendues, éclipsant de leur fougue les angoisses qui m’oppressaient avant cette seconde naissance.

Elle approcha soudain son visage du mien et dit en me regardant droit dans les yeux :

— Qui es-tu ?

Je hochai la tête.

Elle reprit, sans insister pour avoir de réponse, comme si ma cause était déjà gagnée ou ne devait jamais l’être :

Depuis toujours je suis AUTRE. AUTRE que reine. AUTRE que les autres. Quand je suis seule au fond de mes appartements, ayant chassé toutes mes femmes, éteint toutes mes lampes, la fenêtre ouverte sur la nuit, j’aperçois quelque chose qui est peut-être moi... C’est comme une bouffée de tendresse qui monte... Ce sont les seuls moments de mon existence où je suis sincère, où je pose le masque, mais cette impression est fugitive, trop fugitive... Et cette paix seulement entrevue me fait vieillir car, après qu’elle m’a quittée, le reste m’écœure et me paraît une trahison perpétuelle qui m’entoure, m’enlace et veut m’arracher à moi-même...

Quand le roi vivait j’oubliais dans ses bras ma mortelle blessure. C’est pourquoi, après tant d’années, son image est restée si distincte au fond de ma mémoire... Il était le pont qui me reliait à ces choses et à ces hommes si lointains de moi, l’îlot sauveur au milieu de l’océan étranger... Mais maintenant, je suis plus morte qu’une morte.

Elle sortit de la pièce. Un garde du corps vint m’annoncer peu après que j’étais libre d’aller et de venir dans la capitale. Il m’était donc loisible de m’enfuir, mais je ne m’arrêtai pas à cette idée. J’étais attiré invinciblement vers la reine, vers son drame. Je me flattais de ramener le calme en elle et, dénouant sa crise, d’avancer le dénouement de la mienne.

Je passai à la cour quelques semaines heureuses. La reine multipliait les défilés et les cérémonies et déployait à ces occasions autant de faste que de gaieté. Je savais qu’elle agissait ainsi pour s’évader d’elle-même, mais je haïssais ces moments de prétendues fêtes, car alors je ne la reconnaissais plus et je préférais la voir torturée qu’infidèle à elle-même.

Combien préférais-je le petit jour quand, par une meurtrière, je l’apercevais traversant le parc à cheval, entourée de se quatre lévriers.

Je chaussais aussitôt mes bottes et galopais ventre à terre pour la rejoindre. Je la retrouvais au pied d’une certaine source entourée de verdure, où les cerfs venaient boire. Je n’oublierais jamais cette robe pervenche qu’elle portait pour me plaire et ses yeux où disparaissaient pour un temps les lueurs de la folie, tandis qu’elle me tendait la main en chantonnant. Puis nous remontions en selle et nous partions droit devant nous, indifférents aux branches basses.

Quand nos bêtes étaient en nage, nous mettions pied à terre. Nous montions jusqu’à une terrasse d’où l’on découvrait une vaste étendue de forêts d’orangers et de champs d’hortensias et, dans le lointain, la ville dorée qui émergeait lentement des brumes. Par moments, une torpeur très douce nous pénétrait, et nous restions immobiles, la main dans la main, les yeux fermés à force d’éblouissement intérieur. Parfois elle parlait tout en fouettant les troncs de sa cravache et je n’écoutais que la chaude musique de sa voix, cherchant avec angoisse la fissure par laquelle je la sauverais et me sauverais moi-même.