D’où venons-nous ?

, par Collioure

AU COMMENCEMENT était LE MAL.

Il ne cherchait pas à paraître, mais il était stratégiquement placé : il était au cœur de l’être. Il était comme lové dans l’être, bien au chaud, sûr de lui. Confortablement installé. En position de force. Rien ne pouvait le faire disparaître, ni même atténuer sa présence. Il était comme arc-bouté sur le néant.

Toutefois, le mal éprouvait un certain mal être. Il n’était pas franchement bien dans sa peau. Il s’ennuyait. Certes, il se distrayait avec des riens, mais il n’y avait pas grand-chose et on se lasse de tout. Le Mal se sentait inemployé et vaguement inutile. Il commençait a piaffer d’impatience. Ses poisons restaient sur les étagères, ses griffes ne griffaient aucune chair, ses crocs n’avaient rien à se mettre sous la dent, les brasiers manquaient d’aliments, les lames des poignards se rouillaient, les tourmenteurs étaient en chômage. On tournait en rond. Tout ce grand cirque ne rimait à rien.

Il fallait en finir avec l’infini. Il manquait quelqu’un que l’on puisse faire souffrir, si possible dans de bonnes conditions, c’est-à-dire des conditions vraiment cruelles. Bref, un être évadé de l’éternité.

Mais pour atteindre ce but, il fallait accepter l’inouï, accomplir un saut qualitatif formidable : changer de redingote, entrer dans le temps pour y déployer les talents maléfiques, avec le risque de se faire des nœuds. Mais pour le Mal, les nœuds sont une invention intéressante : ils permettent d’étrangler. Alors ce n’est pas si mal.

Après tout, cela en valait la chandelle.

Le Mal demanda à Dieu de créer la vie.


Ce fut un grand remue-ménage dans l’être. On allait sortir des coulisses, jeter un pont entre le possible et le réel, mettre en scène et monter en scène. Quelle émotion pour Dieu ! Il y avait de quoi hésiter ; la chose était délicate et sa réalisation demandait des délais. Et puis, était-ce vraiment nécessaire ?

Mais le Mal fourbissait ses armes. Il était inflexible. Il voulait en arriver à ses fins. Il avait fait son plein d’essence. Maintenant, il voulait rouler pour l’existence. Et on voyait bien que Dieu n’allait pas pouvoir lui résister, mettre en place je ne sais quelle douane entre l’être et le néant.

Dieu ne pouvait refuser une telle faveur au Mal : il avait trop besoin de ce vassal. Il fallait lui donner des gages. Sinon...


Au fond de lui Dieu, qui voit loin, était plein de tristesse à l’idée de ce qui allait se passer, mais le Mal était intraitable. C’était presque le pot de terre contre le pot de fer. Dieu pouvait tout juste gagner un peu de temps. Il parvint aussi à mettre un peu de beauté et une pincée de bonté dans les germes de l’être. Mais il savait dès le départ que ce n’était guère plus qu’un additif, un zeste, fragile et périssable. Fragile comme Dieu lui-même. L’essentiel était et demeurerait l’empreinte du Mal sur l’être.

Le Mal, casqué et botté, faisait siffler sa cravache : il avait toutes les exigences et il les exprimait sans pudeur. Les étoiles, les planètes, les comètes, les ondes, les vents, les marées, les algues, les cellules, les molécules, les atomes, les photons, les quarks, ce n’était pas mal pour un début, mais il lui fallait autre chose !

Et il maintenait la pression sur Dieu.

Il lui fallait la mort et la souffrance.

Alors vinrent les poissons et les reptiles. La mort entrait en scène ; elle commençait à prendre ses aises, à marquer le paysage, à le colorer.

Le Mal observait et trouvait cette évolution intéressante. Le spectacle commençait à meubler convenablement ses dimanches après-midi.

Dieu aurait aimé souffler un peu, voire s’en tenir là, mais le mal ne le lâchait pas, ne le laissait pas respirer : il voulait des créatures qui souffrent davantage encore. Il demanda à Dieu de fouiller dans son imagination. Dieu chercha, chercha, et lui donna le cœlacanthe, les lémuriens, les mammouths, puis les ours, les tigres, les loups, et quelques autres gentils fauves. À la demande du Mal, il ajouta des agneaux, pour que ces messieurs puissent se distraire.

Il créa aussi les singes, pour mettre un peu d’animation dans le secteur des branches et des ramures.


Dans son monocle le Mal observait toujours. Il ne manquait pas une agonie. Il était vraiment intéressé, surtout au début, mais à la longue il finit par se lasser un peu ; ses yeux ne brillaient plus comme autrefois.

Il fallait à tout prix trouver autre chose, enfin quelqu’un. Quelqu’un qui souffre encore plus que les autres. Par exemple parce qu’il saurait qu’il va encore et encore souffrir, parce qu’il saurait qu’il n’échappera pas à la souffrance et à la mort. Voilà la bonne trouvaille ! De l’excellence dans la souffrance ! Et ce serait mieux encore si cet être portait en lui une certaine dose d’amour. Ce quelqu’un saurait qu’il va tout perdre et plus il aimerait, plus il souffrirait de perdre et lui-même et l’objet de son amour. Ce serait parfait.

Dieu poussa un soupir... et il créa l’homme, mais au dernier moment il cacha en ce nouveau venu, au plus profond, une petite lumière, comme une petite fleur de lumière.

Alors enfin Dieu put se reposer.